lundi 22 mars 2010

Asie Centrale : Entre mythes et réalités, l'état de la menace islamiste

Si tout au long de l’année 2009, la stratégie américaine pour l'Afghanistan et le Pakistan, plus connue sous le diminutif d’Af-Pak, a dominé l’essentiel du débat géopolitique, il semble bien que, malgré l’émergence de nouveaux points particulièrement chauds comme le Yémen, la Somalie et l’Afrique du Nord, l’Af-Pak continuera d’occuper les tous premiers rôles en 2010. Avec, en toile de fond, les éventuels dommages collatéraux sur la stabilité de l’Asie centrale. Depuis l’effondrement de l’empire soviétique, les républiques centrasiatiques ont fait, chacune à sa manière, tant bien que mal et avec plus ou moins de retenue, face aux tentatives de déstabilisation de la part des mouvements islamistes. Les récents développements militaires dans la zone Af-Pak - offensive généralisée des forces de la coalition et des forces afghanes contre les Talibans (Opération Moshtarak - Ensemble - dans la province du Helmand), opérations d’envergure de l’armée pakistanaise contre les islamistes des zones tribales - font craindre un retour massif des militants extrémistes vers les pays centrasiatiques dont ils sont majoritairement issus.

D’autre part, le soutien indirect grandissant de certaines des républiques centrasiatiques - Kazakhstan, Kirghizistan et Ouzbékistan - aux opérations militaires de la coalition en Afghanistan pourrait servir de prétexte à un regain d’activités subversives des mouvements clandestins qui, en remettant en cause le fragile équilibre politique, chercheraient à renverser les régimes issus de la chute de l’URSS et à instaurer le Califat [1].


1. Un redéploiement logistique à hauts risques


Dès le début des opérations militaires en Afghanistan, les forces aériennes de la coalition ont eu recours à des facilités sur les territoires du Kirghizistan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan.

Les États-Unis ont disposé, jusqu’à fin 2005, de la base aérienne de Karshi-Khanabad en Ouzbékistan. Évincés de cette base, à la suite des critiques formulées à l’encontre du président Islam Karimov pour sa « gestion de la crise » d’Andijan[2], ils ont néanmoins effectué, en mai 2009, aux termes d’un accord négocié entre la Corée du Sud et les autorités ouzbèkes[3], leur retour dans le pays, sur la base de Navoï, au Nord-est de Boukhara. Ils disposent également, depuis 2001, d’une base aérienne au Kirghizistan, la base de Manas- Bichkek. Les forces aériennes françaises sont implantées depuis 2002 sur la base de Douchanbé au Tadjikistan. Quant aux forces terrestres allemandes, elles disposent d’une base à Termez, en Ouzbékistan, à la frontière avec l’Afghanistan.

Si cette présence n’a, jusqu’à présent, jamais fait l’objet de la moindre menace ou tentative d’attaque de la part des mouvements islamiques, il semble bien que la décision de ces trois républiques centrasiatiques de permettre l’utilisation de leur territoire pour le transit de fret à destination de la coalition change considérablement la donne géopolitique. Elle pourrait bien constituer le point de départ d’une nouvelle agitation.

Depuis bientôt neuf ans, la logistique des forces américaines et des troupes de l’OTAN en Afghanistan, repose sur des flux logistiques terrestres qui, en provenance du port pakistanais de Karachi, pénètrent en Afghanistan via la passe de Khyber. Pour faire face à la recrudescence des attaques talibanes sur ces itinéraires, la coalition a revu sa stratégie logistique et mis sur pied un axe routier et ferré complémentaire qui, de la Russie à l’Afghanistan, traverse l’Asie centrale.

Ce nouveau réseau logistique, appelé le Northern Distribution Network (NDN) - Réseau de Distribution Nord (RDN) -, est composé de trois branches. Une branche nord qui, partant du port letton de Riga, débouche au Kazakhstan après avoir traversé le territoire russe. Une branche sud qui prend naissance à Poti, port géorgien sur la Mer noire, et qui traverse la Géorgie, puis l’Azerbaïdjan et franchit ensuite la Mer Caspienne. Branche nord et branche sud se rejoignent au Kazakhstan pour former la branche centrasiatique. Cette dernière traverse successivement le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizistan, avant de pénétrer en Afghanistan.

Cette « participation » à l’effort de guerre de la coalition, même s’il ne s’agit que d’autoriser le transit d’équipements non létaux, place désormais ces trois pays au sein d’un conflit dont on redoute qu’il pourrait se propager bien au-delà de l’Afghanistan. Trois facteurs semblent être en mesure de contribuer à cette éventuelle propagation. En premier lieu, les mouvements islamiques traditionnels centrasiatiques. Dans un deuxième temps, mais dans une moindre mesure, al-Qaïda. Dernier facteur enfin, l’attitude des dirigeants politiques centrasiatiques eux-mêmes, dont les excès en matière de répression peuvent expliquer la radicalisation des mouvements religieux.


2. Les différents mouvements islamiques centrasiatiques


L’implication grandissante des mouvements islamiques a été mise en évidence en septembre 2009 au moment où l’on a assisté à une recrudescence des activités dans la province afghane de Kunduz. Cette province septentrionale, frontalière du Tadjikistan, sous contrôle des troupes allemandes, était jusqu’à présent restée relativement calme. Selon les autorités locales, les dernières attaques talibanes dans cette province - dont la très médiatique prise de deux dépôts de carburants au mois de septembre 2009 - ont impliqué des combattants islamistes d’origine centrasiatique. Des attaques sur des véhicules militaires allemands ont également eu lieu dans la région et les Talibans auraient procédé à des envois importants de renforts vers les provinces nord. Ces renforts seraient majoritairement composés de militants appartenant à l’Islamic Movement of Uzbekistan (IMU) - Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO).

a) L’Islamic Movement of Uzbekistan (IMU) - Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MOI)

Actifs, dans les années 1990, en Ouzbékistan ainsi que dans d’autres pays centrasiatiques, les partisans de ce mouvement se sont, dans un premier temps, repliés en Afghanistan avant de trouver refuge au sein des zones tribales pakistanaises à partir de 2001, lors du début de l’offensive américaine en Afghanistan. Leurs effectifs seraient d’environ 5.000 combattants et ils auraient pris part, aux côtés du Tehrik-i-Taliban Pakistan (TTP) - Mouvement des Talibans du Pakistan -, aux combats contre les forces armées pakistanaises ainsi qu’à la plupart des attentats commis en 2009 au Pakistan (une moyenne de sept attentats par jour, plus de 3.000 morts et 7.334 blessés).

Une des branches les plus radicales du MIO, Islamic Jihad Union - l’Union du Jihad islamique -, est connue pour ses liens avec des émigrés turcs et afghans en Allemagne. C’est cette branche que la police fédérale allemande soupçonne d’avoir planifié des attentats contre des aéroports, des restaurants, des cafés, une base américaine ainsi qu’à Berlin, contre l’ambassade d’Ouzbékistan. L’objectif visé était de déclencher une vague de protestations qui aurait conduit la population allemande à demander le retrait des troupes d’Afghanistan et de la base de Termez, à la frontière ouzbéko-afghane.

Depuis le deuxième semestre 2009, on assiste à un net regain des activités du MIO, tant en Afghanistan que sur le territoire des anciennes républiques socialistes soviétiques d'Asie centrale. Fin juin 2009, les forces kirghizes annoncent avoir abattu huit militants du MIO[4], cinq à proximité de Jalal-Abad et trois dans la région d’Osh, deux villes voisines de la frontière orientale de l’Ouzbékistan. Le 19 octobre, les gardes-frontières kirghizes annoncent la reddition d’une poignée de militants armés dans l'enclave tadjike de Vorukh, au coeur de la province de Batken au Kirghizistan. La veille, les forces de police tadjikes avaient abattu quatre militants du MIO, lors d’une fusillade dans la ville d’Isfara, une ville de la vallée de la Ferghana, à proximité des frontières kirghize et ouzbèke. Ces quatre militants étaient fortement suspectés d’avoir pris part, en septembre 2009, à l’assassinat d’un inspecteur du ministère de l’Intérieur dans cette même ville d’Isfara[5].

Les autorités locales afghanes affirment que les 15 militants capturés par les forces américaines, le 11 octobre 2009, dans la province de Kunduz appartenaient au MIO[6]. Le ministère afghan de la Défense estime à un peu plus de 4.000 le nombre des mercenaires étrangers affiliés à ce mouvement qui opèrent dans les provinces nord de l’Afghanistan. Ce regain d’activités du MIO intervient au milieu de changements importants à la tête du mouvement. Selon certains experts, la mort, en août 2009, de son leader, Tokhir Yuldashev, éliminé par un missile tiré depuis un drone américain, a créé un vide dans lequel se serait engouffré le « supposé » nouveau leader de ce mouvement, Abdur Rahman. Pour Bill Roggio, l’auteur d’un blog sur la guerre d’Afghanistan, le Long War Journal[7], « Tokhir Yuldashev s’était contenté d’être le bras armé des Talibans au Pakistan et, ce faisant, il avait perdu de vue les objectifs initiaux du MIO, à savoir le renversement des autorités ouzbèkes et l’instauration du Califat ». Paul Quinn-Judge, directeur du programme Asie centrale de l’International Crisis Group (ICG), pense que « la disparition de ce leader connu pour son dogmatisme et son absence de charisme[8] » a ouvert la voie à une nouvelle race de dirigeants plus extrémistes.

Ce qui est symptomatique c’est que, dans les deux mois qui ont suivi la disparition de Tokhir Yuldashev, le regain d’actions violentes de la part des militants du MIO dans les provinces septentrionales de l’Afghanistan et en direction du Tadjikistan semble indiquer que des chefs beaucoup plus audacieux et agressifs ont bien succédé à la vieille garde. S’il se confirme que c’est Abdur Rahman, d’origine tartare, qui a pris les rênes du mouvement, cela signifierait alors que le MIO est sur le point de se transformer en un mouvement transnational, aux antipodes du mouvement djihadiste ouzbèk original. Paul Quinn-Judge estime, par ailleurs, que de nombreux militants tchétchènes et daghestanais sont en train de rejoindre ses rangs.

Pour Andreï Grozin, directeur du Département Asie centrale à l'Institut de la CEI à Moscou, dans une interview à Eurasianet, le 19 octobre 2009, « les conditions sont réunies pour un retour en force du MIO sur le terrain centrasiatique et la détérioration des conditions socioéconomiques est un puissant levier que les leaders du MIO ne manqueront pas d’actionner pour influer sur les populations locales ».

b) Le Hizb ut-Tahrir al-islami (HTI) - Parti Islamique de Libération

D’un pouvoir de nuisance parfois comparé à celui d’al-Qaïda, le mouvement Hizb ut-Tahrir al-islami (HTI) est une organisation panislamiste d’obédience sunnite dont le principal objectif stratégique est la création d’un Califat mondial appelé à remplacer l’ensemble des gouvernements nationaux en unifiant tous les peuples musulmans. Le HTI rejette toute autre forme de régime et de société, et n’envisage la réalisation de la Shari’a que dans le cadre du Califat. Aussi appelé Parti islamique de libération, le HTI prône la non-violence.

Cependant, depuis la fin de 2007, ce mouvement s’est montré beaucoup plus actif sur le plan militant. Bien implanté en Asie centrale et dans certaines régions d’Europe - en particulier au Royaume-Uni[9] - ce mouvement se targue d’être activement présent dans une quarantaine de pays. Il annonce des effectifs compris entre 5.000 et 10.000 membres et se réclame du soutien de plusieurs centaines de milliers de partisans de par le monde[10]. Il est réputé détenir de sérieuses places fortes dans la vallée de la Ferghana, une vallée particulièrement frondeuse et agitée que se partagent l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan. Selon Vitaly Ponomarev, expert de l’Asie centrale pour le groupe russe de défense des droits de l’homme Memorial, « de tous les mouvements islamiques autrefois bannis en URSS, le HTI est le seul qui, avec ses dizaines de milliers de membres, se classe parmi les mouvements de masses[11] »

Fondé en 1953 par Taqiuddin an-Nabhani à Jérusalem-Est, à l’époque administrée par la Jordanie, ce mouvement, après quelques expériences malheureuses à la fin des années 1960 - implication dans la préparation de coups d’Etat ratés en Syrie, Jordanie et Égypte – se recentre sur l’action politique. Il considère le monde entier comme son terrain de manoeuvre et il envisage la conquête des Etats impérialistes et la chute des despotes qui gouvernent les pays musulmans. Ce but est clairement exprimé dans des livres tels que : « Le Régime islamique », « La Démocratie est un système des infidèles », « La Politique islamique », « La Société islamique », ainsi que dans toute une série d’autres livres traduits de l’arabe et distribués dans les langues vernaculaires de la région centrasiatique.

En Asie centrale, le HTI est essentiellement actif en Ouzbékistan, pays profondément laïc qui entend maintenir une stricte séparation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir religieux, et dont 80% de la population est d’obédience sunnite. Le caractère répressif du pouvoir d’Islam Karimov, des conditions de vie déplorables, une économie gangrenée par la corruption et la banalisation de la torture associée à une liberté d’expression quasiment inexistante constituent le terreau particulièrement fertile de l’islamisme dans ce pays et expliquent le regain de popularité récent qu’ont connu, à la fois, le HTI et le MIO.

Selon un dissident du HTI, Saidakbar Oppokhodjayev, la doctrine politique du HTI se focalise exclusivement sur l’Ouzbékistan et est dirigée contre son président Islam Karimov[12]. Ce qui pousse de nombreux observateurs à considérer le HTI plus comme une organisation militante qui vise au renversement de Karimov que comme une organisation pacifique qui chercherait à unir les musulmans.

Au Kirghizistan, les autorités avaient, autrefois, une attitude relativement plus permissive. Les mouvements islamistes étaient tolérés à condition qu’ils se tiennent tranquilles et ne causent aucun problème aux autorités. Mais depuis la Révolution des tulipes, en mars 2005, le président Kourmanbek Bakiev a adopté une attitude beaucoup plus rigide. Implanté dans le sud du pays, le HTI serait impliqué, avec le MIO, dans des attaques contre des forces de police. Beaucoup redoutent de voir les autorités kirghizes prendre les mêmes mesures drastiques que celles adoptées par l’Ouzbékistan et de nombreux observateurs craignent que le président Bakiev, endossant le rôle de supplétif de son homologue ouzbek Karimov, ne propulse son pays au centre du cercle vicieux « provocation-répression » qui ne peut que profiter aux islamistes.

Au Tadjikistan, où le Parti de la Renaissance islamique (PRI) est, à l’heure actuelle, le seul parti politique islamique autorisé, le HTI est interdit depuis 2004, et depuis cette date une quarantaine de militants a été jugée. De nombreuses caches ont été découvertes et des imprimeries clandestines démantelées. Le HTI est quasiment inactif au Kazakhstan et au Turkménistan.

Bien que, dans les pays où il est le plus actif, de nombreuses campagnes et opérations aient été menées contre ses militants, le HTI est relativement résilient et a fait, à plusieurs reprises, la preuve de sa capacité à recruter rapidement de nouveaux militants. Les autorités centrasiatiques ont semblé, ces derniers temps, marquer de nombreux points contre le HTI.

De ce fait, en réduisant les capacités d’action de ce mouvement, elles semblent éloigner la menace qui pèse contre elles. Paradoxalement, la façon dont elles s’y prennent – arrestations et emprisonnements arbitraires, violences inutiles - pourrait pousser les mouvements islamistes à se radicaliser.


3. Le facteur al-Qaïda


La capacité d’Oussama Ben Laden à faire la part des choses entre l’essentiel et l’accessoire constitue l’une des principales caractéristiques de sa personnalité. En raison de cette constante, les principaux objectifs des autres mouvements islamiques - rayer Israël de la carte et renverser les régimes « corrompus » d’Asie centrale - ne figurent pas au premier rang des ses préoccupations.

La relative indifférence de Ben Laden ne doit cependant pas être prise comme l’expression d’un désintérêt certain mais plutôt comme la traduction de ses réflexions sur la réalité des choses. L’Asie centrale, qu’al-Qaïda définit comme la zone s’étendant, d’Ouest en Est, de la Tchétchénie à la province chinoise du Xinjiang, a toujours suscité l’intérêt de Ben Laden.

Mais, en raison de l’activisme récurent des Wahhabites et des Salafistes, ce dernier n’a jamais jugé nécessaire de consacrer d’énormes moyens à la lutte contre les pouvoirs en place.

a) Naissance de l’activisme islamique centrasiatique

L’invasion et l’occupation russes de l’Afghanistan en 1979 constituent le point de départ de l’activisme islamique en Asie centrale. Au lieu de renforcer la main mise soviétique sur l’Afghanistan et de créer une zone tampon entre l’URSS de l’époque et les arabes radicaux, la mésaventure afghane de l’Armée rouge a contribué à la radicalisation des islamistes afghans et pakistanais. Elle a aussi permis aux insurgés afghans de propager leur message religieux en Asie centrale.

Le mouvement, Jamiat-e-Islami - Bloc Islamique -, du commandant Ahmed Chah Massoud, « le Lion du Panshir », et, dans une moindre mesure, le mouvement de Gulbuddin Hekmatyar, Hezb-i-Islami - Parti de l’Islam -, figurent avec les services secrets pakistanais du président de l’époque, Zia-ul-Haq, parmi les plus actifs des responsables de cette propagation idéologique. Certains musulmans d'Asie centrale ont acquis, aux côtés des forces du commandant Massoud, une formation et une expérience militaire lors du Jihad contre les forces soviétiques. À cette époque, entre 1979 et 1989, le rôle de Ben Laden en Asie centrale était négligeable, à l'exception de l’envoi de conseillers auprès de Massoud et du financement de ses opérations.

Trois évènements majeurs ont présidé à l’accélération de l’islamisation en Asie centrale : le retrait des troupes russes d’Afghanistan en 1989, l’effondrement de l’empire soviétique, deux ans plus tard, en 1991 (avec pour corollaire l’arrivée au pouvoir de dictateurs corrompus à la tête des nouvelles républiques centrasiatiques) et la disparition du régime communiste afghan en 1992. Pour de nombreux islamistes proche-orientaux, ces évènements laissaient penser que les conditions étaient réunies pour la création d’États islamistes sur les ruines centrasiatiques de l’empire soviétique. L’engagement des autorités saoudiennes et émiraties derrière les moudjahiddines afghans ne visait pas seulement la défaite soviétique. Riyad et les capitales du Golfe voyaient en l’Afghanistan une base idéale pour l’expansion du wahhabisme et du salafisme, versions centrasiatiques de leur sunnisme, et un rempart idéal contre les visées expansionnistes des chiites iraniens.

Sous la houlette bienveillante de Riyad, de nombreuses ONG des Etats arabes du Golfe se sont implantées, plus ou moins ouvertement, en Asie centrale avec leur « kits » habituels de services : soins sanitaires, formation, éducation et endoctrinement religieux. Les descendants des nombreux musulmans centrasiatiques qui, dans les années 1920 et 1930, avaient fui l’arrivée et la répression des bolcheviques, et qui, depuis, ont fait fortune dans les eldorados pétroliers du Golfe, ont financièrement contribué à la renaissance islamique de leurs lointaines mères patries.

b) L’implication progressive mais discrète d’al-Qaïda

La période de 1988 à 1995 donne à Oussama Ben Laden l’occasion de s’engager plus en avant envers les musulmans centrasiatiques. C’est pendant la guerre civile au Tadjikistan que l’on voit apparaître pour la première fois les éléments d’al-Qaïda, en particulier l’un de ses plus proches collaborateurs, Wali Khan Amin Shah (qui sera arrêté en 1995, en Malaisie) et Ibnul-Khattab, qui s’illustrera plus tard comme commandant des moudjahiddines étrangers dans le Caucase. Même après son départ pour le Soudan, Ben Laden continue de diriger des camps d’entraînement en Afghanistan où de nombreux Tadjiks, Ouzbeks, Ouighours et Tchétchènes reçoivent une formation militaire.

Cependant, Oussama Ben Laden a, pour deux raisons, limité le rôle d’al-Qaïda en Asie centrale à de simples prises de contact et une assistance militaire, d’ailleurs plus symbolique que réelle. Tout d’abord, il n’y avait pas, à cette époque, en Asie centrale de cible suffisamment importante dont la destruction se serait inscrite dans l’objectif général de sape de l’autorité américaine. Deuxième raison, l’importance de l’Asie centrale en matière d’armes de destruction massive (ADM), qu’elles soient de nature chimique, bactériologique ou nucléaire, imposait à Ben Laden de faire profil bas.

A partir de 1992, al-Qaïda met sur pied une cellule, composée de scientifiques, d’ingénieurs et de techniciens, dont la mission est l’obtention de ces ADM et dont les activités essentielles se focalisent sur les arsenaux de l’ex-URSS. Grâce aux contacts pris par les moudjahiddines afghans avec des officiers corrompus de l’Armée rouge ou des services de renseignement impliqués dans de nombreux trafics (stupéfiants, pierres précieuses et autres matériaux), al-Qaïda peut tranquillement partir à la recherche d’ADM dans l’ancienne URSS.

C’est ce qui explique la faible intensité des opérations d’al-Qaïda en Asie centrale. En se faisant ainsi « oublier », le mouvement de Ben Laden a évité d’attirer sur lui une attention qui n’aurait pas manqué de sortir de son inquiétante léthargie le processus russo-américain de sécurisation des arsenaux de destruction massive de l’ancienne Union soviétique.

c ) Un activisme à moindre coût

Il semble bien en effet que Ben Laden et al-Qaïda puissent tirer profit d’un éventuel chaos en Asie centrale sans avoir besoin d’y consacrer d’importantes ressources financières et de nombreux militants. La répression des mouvements islamistes dans la région et en Chine, l’intérêt croissant des musulmans centrasiatiques pour un Islam conservateur, le prosélytisme des ONG sponsorisées par les États du Golfe, la croissance exponentielle des réseaux afghans de trafics de drogue et la montée en puissance progressive de l’organisation islamiste subversive Hizb-ut Tahrir dans cette région sont des facteurs de troubles beaucoup moins coûteux, en hommes et en moyens, et nettement plus rentables, pour al-Qaïda et les Talibans.


4. L’attitude des dirigeants centrasiatiques


Dernier facteur, et non des moindres, dans l’agitation islamiste, l’attitude des régimes envers les mouvements religieux. Cette attitude a fait l’objet d’un très intéressant film intitulé « Le mythe de l’extrémisme religieux en Asie centrale[13]», réalisé par Michael Andersen, journaliste et analyste politique danois spécialiste de l’Asie centrale. Interviewé par l’agence d’information Ferghana.ru, le réalisateur explique qu’il a pu « observer pendant des années comment les dictateurs d’Asie centrale ont instrumentalisé la soi-disant menace terroriste pour asservir et oppresser ceux qui s’opposent à eux en les qualifiant de terroristes ou d’extrémistes et comment les démocraties occidentales ont prêté l’oreille à des dictateurs comme Islam Karimov[14]».

Historiquement, l’islam centrasiatique a toujours été un islam remarquablement modéré et tolérant. Aussi loin que l’on remonte dans le temps, en particulier aux écrits dogmatiques de Najm ad-Din Abu Khafs Omar un-Nasafi (1068-1142), les théologiens centrasiatiques ont toujours estimé que « se retrouver sous l’autorité d’un non-croyant (ghayr-i din), voire d’un mécréant (kafir), ne pose aucun problème pour des musulmans tant que de tels dirigeants ne remettent pas en cause l’existence des mosquées et des écoles coraniques (madrassas), qu’ils autorisent les musulmans à pratiquer leur foi et qu’ils garantissent l’application de la charia[15]».

Karimov et ses homologues ont, en se présentant comme le seul rempart contre le terrorisme, utilisé l’image de l’islamisme extrémiste pour assurer leur pouvoir et justifier, au nom de la stabilité et de la sécurité intérieure, les « entorses » au processus démocratique. Aujourd’hui, conséquence directe de l’attitude des pouvoirs autoritaires et de la faillite de leurs politiques socio-économiques, cette menace est devenue beaucoup plus réelle et moins mythique. Il est important d’en préciser les racines afin de mieux la contrecarrer. Si l’extrémisme est bien le résultat des politiques d’oppression en Asie centrale, il serait naïf de le résumer à un extrémisme uniquement religieux. L’écrivain Mohammed Solikh, leader de l’opposition ouzbèke exilé en Norvège, « redoute un accroissement dramatique de l’extrémisme en Ouzbékistan, et pas seulement sur le plan religieux [16]». Selon lui, de nombreux hommes d’affaires, d’enseignants et d’ouvriers sont de plus en plus attirés par le radicalisme. Pour Michael Andersen, le réalisateur du film, les tragiques événements d’Andijan en 2005, ainsi que les manifestations et accrochages meurtriers qui se sont produits depuis en Asie centrale montrent clairement que de plus en plus de personnes basculent dans l’extrémisme.

Parwiz Mullojanov, un expert tadjik, estime que les dirigeants centrasiatiques ne comprennent rien à l’islam. « Ils en ont peur ! Dans l’incapacité de cerner la différence entre extrémiste et croyant modéré, ils n’ont aucun discernement dans leur attitude et, ce faisant, ils font le lit des organisations radicales [17]». Pour Muhiddin Kabiri, chef du Parti islamique de la Renaissance du Tadjikistan (PIRT), les Occidentaux « ne perçoivent l’Asie centrale que sous deux angles, soit celui de l’extrémisme religieux, soit celui des régimes autoritaires [18]».

Et dans leur souci de préserver leurs intérêts économiques et la stabilité de leurs approvisionnements énergétiques, les principaux dirigeants occidentaux préfèrent soutenir les despotes centrasiatiques au détriment des populations d’Asie centrale. Comme le faisait remarquer Michael Anderson, en mai 2008, « la politique de l’Union européenne en Ouzbékistan se résume à une question d’intérêts géopolitiques [19]».

Seuls les kleptocrates au pouvoir ont tiré profit de la situation. Jeter des milliers de personnes en prison est particulièrement contreproductif et constitue le fondement des groupes radicaux comme le montrent les rapports de l’International Crisis Group [20]. Dilyor Jumabaev, un des représentants du HTI au Tadjikistan résume ainsi la situation : « Il y a actuellement en prison des personnes qui n’ont rien à voir avec nous mais qui nous rejoindront à leur sortie car ils n’auront plus rien à perdre ! [21]». C’est ce que Craig Murray, ancien ambassadeur du Royaume-Uni en Ouzbékistan constatait : « Les occidentaux, en soutenant les régimes autoritaires d’Asie centrale, ont déclenché le compte à rebours d’une formidable bombe qui se nourrit du ressentiment et du mécontentement des populations asservies [22]».


5. Conclusion


La situation dans la zone Af-Pak est périlleuse et personne de sensé ne souhaite assister à la contamination des zones voisines. L’extension du conflit afghan à un arc qui engloberait l’Asie centrale serait l’illustration du fameux « effet domino » et signifierait la ruine de la région.

Ce n’est, ni plus ni moins, ce que disait, le 7 janvier dernier, Richard Holbrooke, représentant spécial américain pour l’Afghanistan et le Pakistan, le Monsieur Af-Pak de l’administration Obama, lors d’un colloque au Brookings Institute de Washington. Il y déclarait notamment que « de Pékin à Moscou et Washington, de Riyad ou Abu-Dhabi aux pays de l’Union européenne, tout le monde est d’accord pour estimer que la stabilité de l’Afghanistan et celle du Pakistan constituent un enjeu stratégique vital, non seulement pour les États-Unis mais aussi pour l’Europe, l’Asie centrale, l’Asie du Sud et le Proche-Orient [23]».

En l’état actuel des choses, la menace islamiste ne semble pas en mesure de remettre en cause les pouvoirs en place, mais elle constitue néanmoins un facteur de nuisance non négligeable. Signe des temps, quelques jours après la tournée centrasiatique de Richard Holbrooke, fin février, les États-Unis annoncent leur intention de mettre sur pied, au Kirghizistan, dans la région méridionale de Batken, un centre d’entraînement au contre-terrorisme pour les forces kirghizes. En octobre dernier, l’ambassadeur américain au Kirghizistan, Tatiana Gfoeller, avait participé à l’inauguration du centre d’entraînement du Bataillon Scorpion des forces spéciales kirghizes, implanté à Tokmok, à l’est de Bichkek, et pour lequel les États-Unis ont investi 9 millions de dollars [24].

Soucieux de maintenir un strict équilibre entre Moscou et Washington, le président Bakiev pour qui les frontières sud de son pays constituent plus une menace qu’un rempart, a aussitôt annoncé son désir de voir se concrétiser la proposition russe de construction d’un centre d’entraînement. Celui-ci serait également implanté dans le sud du pays et servirait de base pour l’une des unités militaires de la nouvelle force de réaction rapide de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) [25].

Globalement, la politique des pays occidentaux en Asie centrale fait face à un dilemme dont on peut craindre qu’al-Qaïda et ses alliés tirent le maximum de bénéfices. Depuis les événements d’Andijan, l’attitude qui consiste à rechercher l’appui tacite des leaders centrasiatiques - octroi de bases militaires et d’autorisations de survol et de transit - tout en affichant une volonté non déguisée d’accession aux immenses ressources énergétiques de ces pays et en se réservant, simultanément, le droit de critiquer et condamner les violations des droits de l’homme en Asie centrale, est proprement intenable. Quelle que soit l’option choisie - défense des droits de l’homme ou, pour de sombres raisons économiques, accession aux ressources énergétiques - elle ne peut contribuer qu’à renforcer la position des militants islamistes.

Avec en prime, l’occasion rêvée pour la Chine de prendre massivement et durablement pied en Asie centrale en préemptant les formidables ressources énergétiques dont son formidable développement économique a cruellement besoin. Peu regardante en matière de respect des droits de l’homme et d’une « remarquable et efficace détermination » dans le règlement du conflit entre la minorité musulmane des Ouïghours et les Hans (au moins 150 morts), dans la province du Xinjiang en août dernier, la Chine ne peut, en effet, que plaire aux potentats centrasiatiques, les rassurer et les conforter dans leur attitude intransigeante face aux mouvements religieux contestataires.


Par le lieutenant-colonel (e.r) Renaud FRANÇOIS
Chercheur associé à l’ESISC
Le 22 mars 2010 sur http://www.esisc.eucopyright/
Copyright© ESISC 2010
Article en version pdf


1 http://fr.wikipedia.org/wiki/Hizb_ut-Tahrir

2 Les évènements d’Andijan débutent le 13 mai 2005 quand, aux alentours d’une heure du matin, un groupe islamiste, fortement armé, prend d’assaut un commissariat de police et une caserne. Le bilan réel des pertes en vie humaines ne sera jamais probablement connu. Les autorités reconnaîtront officiellement 169 morts. De leur côté, les observateurs indépendants et les ONG présents sur place estiment les pertes en vies humaines à plus de 800, dont près de 200 dans la petite ville frontalière avec le Kirghizstan, Pakhtaobod. A ce sujet, cf. http://www.esisc.org/documents/pdf/fr/ouzbekistanoublier-andijan-393.pdf

3 http://www.eurasianet.org/departments/insightb/articles/eav051109a.shtml

4 http://www.rferl.org/content/Kyrgyzstan_Kills_Suspected_Islamist_Militants/1764490.html

5 http://www.eurasianet.org/departments/insightb/articles/eav102009b.shtml

6 Ibid.

7 http://www.longwarjournal.org/

8 http://www.eurasianet.org/departments/insightb/articles/eav102009b.shtml

9 A la suite des attentats de Londres, le 7 juillet 2005, le gouvernement Blair a, un temps, envisagé l’interdiction de ce mouvement qui, avec près de 8.500 militants annoncés, est rapidement devenu l’une des organisations islamiques les plus actives du Royaume-Uni. Cf. à ce sujet « The Moderate Muslim Brotherhood », Foreign Affairs Journal, p.120, vol. 86 no. 2, march / April 2007 by Robert S. Leiken and Steven Brooke

10 http://www.newstatesman.com/200409130018

11 http://www.agentura.ru/experts/ponomarev/

12 http://www.jamestown.org/single/?no_cache=1&tx_ttnews%5Btt_news%5D=365

13 http://english.aljazeera.net/programmes/peopleandpower/2010/01/201012062540517354.html

14 http://enews.ferghana.ru/article.php?id=2604

15 « Roots of Radical Islam in Central Asia » Carnegie Endowment Carnegie Paper No. 77, January 2007 (http://www.carnegieendowment.org/publications/index.cfm?fa=view&id=18967)

16 Ibid.

17 Ibid.

18 Ibid.

19 http://enews.ferghana.ru/article.php?id=2376

20 http://www.crisisgroup.org/library/documents/asia/central_asia/b97_central_asia___islamists_in_prison_web.doc

21 http://enews.ferghana.ru/article.php?id=2604

22 Ibid.

23 http://www.brookings.edu/events/2010/0107_afghanistan.aspx

24 http://www.eurasianet.org/departments/insightb/articles/eav030410.shtml

25 Ibid.

mercredi 3 mars 2010

Biographie d'Albert Fischler

Albert Fischler


Mr Albert Fischler est professeur, maître conférencier et historien. Témoin privilégié de l'émergence du Kazakhstan sur la scène internationale, il a reçu en 1997 le prix pour la paix et la tolérance culturelle de la République du Kazakhstan. Il est en outre Officier des Palmes Académiques et reconnu comme un grand spécialiste du Kazakhstan.


Publications en rapport avec le Kazakhstan
  • Contribution intitulée "La steppe : espace de divergences et de convergences, l’exemple du Kazakhstan" insérée au recueil "L'homme et la Steppe" publié chez EUD en 1999 (388 p., p. 55-63, ISBN 2-906645-27-3), sous la direction de M. Perrot et D. Pitavy.

lundi 1 février 2010

Kazakhstan: Une Présidence à double tranchant


Le 1er janvier 2010, le Kazakhstan a pris la présidence de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) pour un an. Il faut reconnaître l’importance symbolique de l’évènement: c’est la première fois qu’un État de l’ex-URSS, région où l’OSCE est la plus active, en prend les commandes.

Mais le symbole est inséparable de la controverse qu’il implique, car ce pays n'applique que très partiellement lui-même les principes qu’il est censé faire respecter désormais.
Le Kazakhstan doit donc faire attention à ce que le prestige qu’il souhaite tirer de cette présidence ne se transforme pas en opprobre généralisée. La présidence tchèque de l’Union européenne[1] a en effet montré que l’image d’un pays sur la scène internationale peut être durablement entamée si les fonctions qu’il est censé assumer à la tête d’une organisation d’importance le sont d’une manière insuffisante ou inadaptée.
La liste est en effet longue des domaines dans lesquels le Kazakhstan ne remplit pas ses obligations vis-à-vis de l'OSCE ou d'autres traités internationaux auxquels il est partie: liberté des médias, liberté de culte, liberté d’expression, droit de réunion pacifique, protection des défenseurs des droits humains. Le tableau du respect des droits fondamentaux au Kazakhstan est loin d’être idyllique, et pas une semaine ne se passe sans qu’une nouvelle atteinte à ces derniers ne soit rapportée.


Une candidature passée de «peu probable» à «désirable»

Dès lors, pourquoi avoir confié à ce pays la présidence d’une organisation dont le but est précisément, entres autres, d’œuvrer à la défense de ces droits?
Le Kazakhstan était candidat à ce poste de longue date. En effet, toujours désireux de donner un rayonnement régional et international à son pays, le Président Noursoultan Nazarbaev l’avait fait entrer dans la course à la présidence dès 2005.
Jusqu’en novembre 2007, pourtant, les Etats membres de l’OSCE avaient refusé cette perspective, arguant du passif bien trop insatisfaisant du pays en matière de droits humains. Mais certains éléments ont fait passer, en quelques mois, une réponse positive à la candidature du Kazakhstan de «peu probable» à «désirable».
En premier lieu, ce qui pesa dans la balance fut le mécontentement grandissant au sein de l’organisation, exprimé par certains pays de l’ex-URSS (Russie en tête), au sujet, entres autres, de l’activité d’observation électorale de l’OSCE. L'organisation était en effet accusée d’appliquer un double standard au détriment des pays de l’ex-bloc soviétique. Ce débat ayant entraîné une ambiance de plus en plus délétère au sein de l’organisation un rééquilibrage des présidences au profit des pays situés à l’est de l’Oural devenait nécessaire, et même urgent.
Également, certains membres de l’OSCE souhaitaient s’impliquer plus avant en Asie centrale pour des raisons énergétiques ou géopolitiques (l’Afghanistan se trouvant à proximité). Il devenait donc important de s’attacher les faveurs du seul État de la région considéré comme relativement stable politiquement, économiquement viable, et ouvert à l’Occident.
Il fut donc décidé, lors du Conseil ministériel de l’OSCE de Madrid en novembre 2007, qu’en échange de réformes effectuées avant la fin 2008 concernant le code électoral, d’amendements à la loi sur les médias et d’assouplissements des conditions d’enregistrement des partis politiques, le Kazakhstan prendrait la présidence de l’OSCE en janvier 2010.


Qu’en est-il des promesses faites à Madrid en 2007?

Aujourd'hui, où en est le Kazakhstan de ces réformes? Là encore, on est loin du compte. Quelques changements «cosmétiques» ont été introduits, notamment concernant les médias. Mais ces amendements soumis par le gouvernement au Parlement en novembre 2008 et intégrés dans la loi en février 2009 n'ont pas réglé les problèmes essentiels, et la situation s'est détériorée depuis sur plusieurs plans.
En effet, comme en témoigne, entre autres, la condamnation à trois ans de prison, en août 2009, du journaliste Ramazan Esergepov pour avoir dénoncé les liens entre un homme d'affaires et les services secrets kazakhstanais, les conditions de travail des journalistes y sont toujours aussi problématiques. C’est également le cas pour les défenseurs des droits humains, qui sont régulièrement la cible des autorités. Le cas d’Evgenyï Jovtis, directeur réputé d’une ONG kazakhstanaise de défense des droits humains, parle de lui-même: cet homme a été condamné en octobre dernier à 4 ans de détention pour un accident de la route dont il n’était pas responsable à l’issue d’un procès aux nombreux vices de procédure et politiquement motivé, selon les ONG.
Il en va hélas de même pour des domaines non couverts par les promesses faites à Madrid, comme le droit de réunion pacifique et le droit à la liberté de culte, ainsi que le montre un rapport de l'ONG Human Rights Watch publié en juin 2009[2].
En outre, pour un pays qui s’est engagé à défendre l’activité d’observation électorale de l’OSCE, le fait que la Chambre basse du Parlement, le Majilis, ne soit composée que d'un seul parti, semble pour le moins paradoxal. En effet, lors des élections de l’été 2007, largement critiquées par l’OSCE, aucun autre parti que Nour Otan («lumière de la patrie»), le parti du président, n’a réussi à dépasser le seuil des 7% requis pour entrer au Parlement. Enfin, la même année, un changement constitutionnel a été entériné, autorisant N. Nazarbaev, au pouvoir depuis 1989, à briguer un nombre de mandats présidentiels illimité.
Enfin, on ne fera que mentionner l’affaire «Rakhat Aliev», du nom de l'ex-gendre du président, passé du statut de dauphin à celui de la disgrâce absolue. Il se cache aujourd’hui en Autriche (où il était auparavant ambassadeur pour le Kazakhstan auprès de l’OSCE), d’où il attaque régulièrement N. Nazarbaev[3], celui-ci l’ayant entre temps fait condamner à 40 ans de prison par contumace. Cette affaire a pris des proportions grand-guignolesques, lorsqu’en février 2009 des policiers viennois ont été suspendus pour avoir cherché des informations sur R. Aliev, au profit des services secrets kazakhstanais.


Une présidence risquée pour l’OSCE… Mais aussi pour le Kazakhstan

La présidence kazakhstanaise de l’OSCE comporte donc de nombreux risques, alors que l’organisation est déjà fragilisée par ses tensions internes. Mais c’est avant tout, et on a tendance à l’oublier, une présidence à hauts risques pour le Kazakhstan. En effet, l’exposition politique, diplomatique et médiatique qu’elle va engendrer peut certes avoir des retombées positives pour le pays et son Président, mais elle peut également avoir des conséquences désastreuses, notamment si des incidents l’émaillent ou si de trop grandes contradictions entre les paroles et les actes sont constatées.
Le Kazakhstan fera donc bien de prendre en compte alors ce double tranchant et de se conformer au plus vite aux promesses faites à Madrid en 2007. Ce n'est en effet pas le Eurasia Media Forum, événement organisé tous les ans par la fille du président et destiné à donner un vernis de respectabilité à un pays qui est actuellement 142ème sur 175 en matière de respect de la liberté de la presse[4], qui pourra berner l'opinion publique mondiale.


[1] Du 1er janvier au 30 juin 2009. Cette présidence a été émaillée de nombreux incidents et faux pas, cf. notamment les nombreuses déclarations anti-européennes du président de la République tchèque, Vaclav Klaus.

[2] «Human Rights in Kazakhstan: Seven Months before the OSCE Chairmanship», Human Rights Watch, 19 mai 2009. Consultable sur le site : www.hrw.org/

[3] La dernière en date étant la publication d’un livre décrivant les agissements de la nébuleuse Nazarbaev: The Godfather in law, en anglais aux éditions The Real Documentation, mai 2009.

[4] Selon Reporters sans Frontières, rapport mondial 2009. http://www.rsf.org/fr-classement1001-2009.html


Par Juliette LE DORE* Le 01/02/2010 sur http://www.regard-est.com/

*Diplomate, auparavant collaboratrice de l’ONG Human Rights Watch, co-auteur du livre «Le Grand Jeu: XIXeme siècle, Les enjeux géopolitiques de l’Asie centrale» paru aux éditions Autrement en 2009.

Photo: Astana, Juliette Le Doré, mai 2008.

dimanche 24 janvier 2010

Kazakhstan/OSCE : Une présidence sous haute surveillance

Le 30 novembre 2007, la décision historique du Conseil annuel des ministres de l’OSCE, réuni à Madrid, de confier sa présidence, pour l’année 2010, au Kazakhstan, consacrait l’émergence de ce pays, tant au niveau régional qu’international. Pivot stratégique au coeur de la vaste zone Asie centrale - Bassin de la Mer Caspienne, le Kazakhstan est un pays riche en ressources énergétiques et il constitue une importante et potentielle passerelle pour le commerce et les communications entre l'Europe et l'Asie. Toutefois, il se situe au coeur d’une région dont la stabilité et la sécurité sont deux conditions indispensables pour les intérêts énergétiques des pays occidentaux (États-Unis et Union européenne, en tête) mais aussi pour ceux de la Russie, de la Chine et des pays du sous-continent sud asiatique (Inde et Pakistan).

Malgré son caractère historique, cette décision n’en a pas moins été fortement controversée. Si le Kazakhstan est, à la fois, la première des anciennes républiques socialistes soviétiques, le premier membre de la CEI et le premier des pays centrasiatiques à assumer une telle responsabilité, sa désignation, pour un an à la présidence tournante de cette organisation, soulève de nombreuses questions. De nombreux observateurs mettent sérieusement en doute la capacité et la volonté de ses dirigeants actuels - qui ne passent pas pour être de fervents démocrates et d’ardents avocats de la cause des droits de l’homme - d’assumer pleinement les responsabilités qu’impliquent la présidence d’une organisation qui traite un large éventail de questions non seulement liées à la sécurité et à la coopération, mais aussi aux droits de l'homme, aux minorités nationales et à la démocratisation.

1. Une désignation aux forceps

C’est sur fond de rivalités russo-américaines que s’est ouvert le Conseil madrilène des ministres de l’OSCE. Russie et États-Unis abordaient chacun cette réunion avec des points de vue diamétralement opposés sur un certain nombre de questions. La majeure partie d’entre-elles portant sur la volonté affichée de Moscou de cantonner l'OSCE et ses institutions rattachées aux problèmes de sécurité et de reléguer au second plan, voire d’enterrer sans tambours ni trompettes, les problèmes de démocratisation, de défense des droits de l’homme et de libertés des médias.

Des divergences profondes sont nettement apparues lors de la discussion de la proposition russe - soutenue par le Kazakhstan et cinq autres états membres de la Communauté des États Indépendants (CEI) - de limiter à 50 le nombre des observateurs électoraux du Bureau des Institutions Démocratiques et des Droits de l’Homme (BIDDH) - Organization for Democratic Institutions and Human Rights (ODIHR), et de placer les équipes d’observateurs sous la tutelle des états contrôlés. Ces divergences étaient les conséquences de deux évènements récents. Il s’agissait, d’une part, du rapport que le BIDDH avait rendu public à l’issue des élections kazakhes du 18 août 2007. Il y était noté que le Kazakhstan avait fait des progrès en matière de processus électoral mais qu’un certain nombre d’engagements envers l’OSCE n’avaient pas été tenus et que les normes du Conseil de l’Europe n’avaient pas été respectées1. Et, d’autre part, il s’agissait de la décision prise par l’OSCE de renoncer à sa mission d’observation électorale en Russie. Le BIDDH devait, dans le cadre des élections législatives du 2 décembre 2007, déployer ses équipes mais il a du y renoncer en raison des « difficultés insurmontables » rencontrées pour l’obtention de visas pour ses équipes d’observateurs.

Finalement, après plusieurs passes d’armes à fleurets très peu mouchetés entre le sous-secrétaire d’état américain en charge des affaires politiques, Nicolas Burn, et Sergueï Lavrov, ministre russe des affaires étrangères, un compromis a été trouvé et le président en exercice de l’OSCE, Miguel Angel Moratinos, ministre espagnol des relations étrangères, pouvait conclure que le consensus obtenu2 était un signe de stabilité pour l’OSCE. Les coups fourrés et chamailleries qui ont dominé une grande partie de la réunion de Madrid ont néanmoins fortement renforcé la perception que les plus influents des États membres de l’OSCE suivent des trajectoires radicalement différentes et des objectifs contraires.

2. L’écran de fumée d’une communication savamment orchestrée

Les autorités kazakhes n’ont jamais caché l’importance que revêtait à leurs yeux le fait d’être la toute première des anciennes républiques socialistes soviétiques à assumer la présidence de cette organisation paneuropéenne qui compte 56 états membres. Pour elles « l’élection du Kazakhstan à la présidence de l’OSCE et les processus qui en découleront auront un effet bénéfique pour la modernisation globale du pays et de la région, pour le renouveau de l’OSCE et pour le bien de tous ses États membres3 ».

Le succès de Madrid intervient après une première candidature, infructueuse, en 2002. Il constitue, pour les autorités kazakhes, particulièrement soucieuses de leur image urbi et orbi, le point d’orgue de campagnes de communication axées sur la reconnaissance de l’importance politique et économique croissante de leur pays au plan régional et international. Néanmoins ces campagnes de communication, savamment orchestrées, soulèvent de nombreuses questions, engendrent bien des suspicions et des doutes.

Les arcanes de la première de ces campagnes mènent au Kazakhgate4 et la seconde implique le Centre d’études stratégiques et internationales - Center for Strategic and International Studies (CSIS)5.

a) Le Kazakhgate, une histoire sans fin

L’affaire commence en 2003, quand les autorités américaines arrêtent James Giffen, à Kennedy Airport, au moment où il s’apprêtait à embarquer pour Paris. Porteur d’un passeport diplomatique kazakh6, ce citoyen et homme d’affaires américain, conseiller spécial du président Noursultan Nazarbaïev, est mis en examen pour violation de la loi américaine sur la corruption.

Il est soupçonné d’avoir servi d’intermédiaire dans une tentative de versement de pots-de-vin aux autorités kazakhes par des compagnies américaines7 désireuses de s’ouvrir les portes du formidable marché énergétique kazakh. Les sommes versées - 84 millions de dollars actuellement bloqués à la demande des autorités américaines - avaient été déposées sur des comptes bancaires suisses. James Giffen est également accusé d’avoir, au passage, prélevé une quote-part sur ces fonds, pour son usage personnel.

Le Ministère américain de la justice et la Banque Mondiale avaient imaginé un plan de sortie de crise. L’idée était de débloquer ces 84 millions de dollars au profit d’un programme de lutte contre la pauvreté au Kazakhstan, programme dont la réalisation aurait été confiée à l’Eurasia Foundation. Paul Wolfowitz8, alors directeur de la Banque mondiale, a reconnu qu’il avait, à la demande de hauts responsables de cette organisation internationale, approuvé ce projet. Et selon des proches de l’affaire, il aurait, personnellement, discuté de ce plan avec le président Noursultan Nazarbaïev, en octobre 2006, lors d’une soirée à Blair House, la résidence pour les réceptions diplomatiques, en face de la Maison Blanche.

Début mai 2008, un grain de sable vient bloquer la mise en oeuvre de ce plan. Le Ministère de la Justice suspend son application au motif que la fondation proposée, l’Eurasia Foundation, compte parmi son conseil d’administration des personnes qui sont financièrement liées, au travers de sociétés de lobbying, au président Nazarbaïev et à son gouvernement et que, par conséquent, elle ne présente pas les garanties d’indépendance requises.

Selon le ministère américain de la Justice qui tient à jour le fichier des firmes américaines officiellement employées comme lobbyistes par des gouvernements étrangers, il y a, actuellement, deux firmes américaines au service des autorités kazakhes9.

La première de ces firmes est APCO Worldwide Inc., dont la présidente, Margery Kraus, est membre du conseil d’administration de l’Eurasia Foundation10, cette fondation qui précisément était pressentie pour recevoir et gérer les 84 millions de dollars. De son côté, la vice-présidente d’APCO Worldwide Inc., Elizabeth Jones, ancienne ambassadrice des États-Unis au Kazakhstan, est membre du conseil d’administration de l’Eurasia Foundation of Central Asia11, une émanation centrasiatique de l’Eurasia Foundation. Le dossier d’enregistrement n°456112, déposé en octobre 2007, précise que cette firme entend conduire des opérations de lobbying et de relations publiques au nom du gouvernement du Kazakhstan.

On comprend un peu mieux les réticences du Ministère de la Justice. À la lumière des révélations du site Internet d’ABC News13, le 29 septembre 2008, il se pourrait que la décision de suspendre le programme ait été particulièrement bien inspirée. Le site d’ABC News révèle en effet que certaines des analyses produites par le Central Asia – Caucasus Initiative (CACI) de l’Université John Hopkins ont été financées, via APCO Worldwide, par les autorités kazakhes. Le 31 janvier 2008, APCO Worldwide Inc. a effectué, au nom de l’ambassade du Kazakhstan, un versement de 52. 300 dollars à l’Université Hopkins pour deux rapports intitulés « La nouvelle classe moyenne du Kazakhstan14 » et « Parlement et Partis politiques du Kazakhstan15 », respectivement publiés en mars et avril 2008 sur le site du CACI. Elizabeth Jones, a admis qu’un troisième rapport, publié en juillet de la même année, « Le Kazakhstan et la nouvelle donne géopolitique eurasiatique16 » faisait également l’objet d’un financement de la part des autorités kazakhes. Pour sa part, le directeur du CACI, S. Frederick Starr, a reconnu être informé des activités de lobbying d’APCO Worldwide Inc. au profit du Kazakhstan mais il se dédouane en arguant du fait qu’il n’a jamais directement traité avec les autorités kazakhes.

La deuxième de ces firmes est une compagnie internationale de services juridiques, DLA Piper17 qui compte 3.700 juristes, employés dans 65 agences réparties dans 25 pays. Elle n’a aucun lien avec l’Eurasia Foundation ou le Kazakhgate, mais il est cependant intéressant de voir comment elle conçoit ses actions de lobbying au profit du Kazakhstan. Fondée en juillet 2001, elle est enregistrée sous le n°371218 auprès du Ministère de la Justice et elle définit ainsi sa mission : « Intervenir lors des auditions du sous-comité des relations internationales de la Chambre des Représentants qui aborderont le thème des droits de l’homme et du développement démocratique dans les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale ». Le but d’une telle intervention est de « s’assurer que les auditions dépeignent une vue équilibrée de la situation des droits de l’homme et du développement démocratique au Kazakhstan ». Pour ce faire, DLA Piper prévoit d’organiser « des rencontres préalables à ces auditions entre les membres les plus importants de ce souscomité et des représentants de l’ambassade du Kazakhstan ». Au besoin, DLA Piper envisage de préparer intellectuellement les représentants kazakhs en leur communiquant toutes « informations utiles » sur les membres de la Chambre qu’ils seront amenés à rencontrer.

Pour faire bien dans le décor, DLA piper prévoit de faire accompagner la délégation kazakhe « d’un représentant des médias indépendants, de femmes d’affaires et d’un représentant de la communauté juive kazakhe ». En résumé, DLA Piper, s’engage par son intervention, à « gommer les aspérités » qui entachent ou pourraient entacher l’image du Kazakhstan.

Sarah Carey, la présidente du conseil d’administration de l’Eurasia Foundation, estime que sa fondation offre suffisamment de garanties et qu’il est « inimaginable » d’envisager de possibles malversations. Le Ministère de la Justice se contente de rappeler que sa décision est guidée par un seul et unique souci : éviter toute interférence des autorités kazakhes sur le programme d’emploi des 84 millions de dollars ; en clair, éviter que ces 84 millions de dollars aboutissent dans les poches de ministres et fonctionnaires corrompus. Quant à James Giffen, l’homme par qui le scandale a éclaté, il n’a toujours pas, à ce jour, été jugé.

b) Le Centre d’études stratégiques et internationales

Ce laboratoire d’idées américain, fondé en 1962, dont « le but est de conduire des recherches et des analyses prospectives afin d’anticiper les changements en matière de défense, de sécurité, de stabilité régionale et d’appréhender les défis internationaux tels que climat, énergie, développement mondial et intégration économique19 » a mis sur pied une Task Force USA-Kazakhstan pour « mettre en forme et soutenir le programme de la présidence kazakhe de l’OSCE20 ».

C’est une initiative conjointe du programme des « Nouvelles démocraties européennes » du CSIS et de l’Institut pour les nouvelles démocraties - Institute for New Democracies (IND). Cet institut, installé à Washington, s’est donné pour mission de « promouvoir la bonne gouvernance, les droits de l’homme et l’état de droit dans les pays en pleine mutation politique en soutenant les réformes démocratiques au travers de l’éducation, de la recherche et d’une aide aux administrations, à la société civile et aux médias 21 ». Ce que le site Internet de cet Institut omet de préciser, alors que celui du CSIS le fait brièvement, c’est que son fonctionnement est financé - à hauteur de 290. 000 dollars - par le gouvernement kazakh22.

Il n’est donc pas surprenant de découvrir que cette Task Force, livre dans son rapport final23, une opinion « globalement positive » de la situation des droits de l’homme dans ce pays. Dans le chapitre consacré aux recommandations, la Task Force en identifie quatre pour l’OSCE et seulement une pour les autorités kazakhes. A savoir que celles-ci doivent « poursuivre et renforcer leurs efforts de démocratisation de la société, garantir le respect des droits de l’homme et soutenir le pluralisme politique en mettant en application le plan d’action national 2002-2012 pour les droits de l’homme et le concept de politique juridique au Kazakhstan24 ». Mais comme le souligne un expert extérieur qui a demandé à conserver l’anonymat, « cette recommandation est beaucoup trop vague et générale pour être réellement suivie d’effets25 ». Il remarque aussi que ce rapport, bien qu’il se base sur des données factuelles correctes et exactes, ne reflète pas la stricte réalité des choses. Il cite l’exemple de la récente réforme de la loi sur les partis politiques mentionnée dans ce rapport.

S’il est exact que le nombre de membres nécessaires pour la création d’un parti politique a été abaissé de 50. 000 à 40. 000, le rapport omet de rappeler que, jusqu’en 2002, il suffisait de 1.500 membres.

Lors de la présentation officielle de ce rapport final, le 3 décembre dernier, Margarita Assenova, fondatrice et directrice générale de l’IND, a invoqué la crise économique et les risques d’instabilité pour expliquer « qu’en dépit de promesses partiellement tenues, le Kazakhstan est un pays qui va dans la bonne direction ».

Au final, les autorités kazakhes, Noursultan Nazarbaïev en tête, peuvent se féliciter, d’avoir en partie, atteint leurs objectifs. À grands renforts de dollars et de rapports de commande, voire de complaisance, la poigne de fer qui règne sans partage sur le pays depuis 1990, a été habilement gantée de velours.

D’indéniables succès économiques et une prudente diplomatie26 qui, tout en donnant des gages de loyauté et de fidélité à la CEI, à l’Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC) et à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), tisse des liens de coopération avancée avec l’OTAN27, ont permis de « gommer » la désagréable impression que les observateurs ont, chaque année à pareille époque, à la lecture des rapports annuels des différentes ONG de défense de droits de l’homme, de la liberté de la presse et des médias ou des observatoires de la corruption et de la démocratie.

3. Les priorités de la présidence kazakhe

Quelle sera l’attitude réelle des autorités kazakhes à la tête de l’OSCE, face au défi des droits de l’homme, de la liberté de la presse et de la démocratisation ? Cette présidence sera-t-elle de la poudre aux yeux uniquement destinée à redorer le blason de Noursultan Nazarbaïev ?

Ou bien donnera-t-elle aux autorités kazakhes l’occasion de respecter réellement leurs promesses ? Au bénéfice du doute, tout espoir est permis. Au cours du sommet ministériel d’Athènes du 1er au 2 décembre 2009, le secrétaire d’état et ministre des affaires étrangères, Kanat Saubadaïev, a, une nouvelle fois, réaffirmé solennellement les engagements de son pays et a levé le voile sur ce qu’il fixe comme priorités à la présidence kazakhe28.

a) La poursuite du processus de Corfou

Lancé en juin 2009, par la présidence grecque, lors d’un meeting informel des ministres des affaires étrangères réunis pour la circonstance sur l’île de Corfou, ce processus a pour but de relever les défis de la sécurité en Europe - de nombreux problèmes n’ont toujours pas été résolus alors que de nouveaux défis se font jour - et de déterminer les mesures concrètes pour restaurer la confiance (relance du Traité sur les forces armées conventionnelles en Europe-Conventional Armed Forces in Europe Treaty (CFE Treaty), renforcer la démocratie, affirmer la primauté de l’état de droit, tirer les conséquences de la crise économique, poursuivre la lutte contre le terrorisme et le crime organisé et combattre l'instabilité des pays voisins. La présidence kazakhe entend continuer ce processus et compte le pérenniser officiellement au cours d’un sommet de l’OSCE destiné à célébrer simultanément le 65ème anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale, le 35ème anniversaire de la signature de l’Acte final d’Helsinki et le 25ème anniversaire de la Charte de Paris.

b) Le facteur afghan

Conscient de l’impact catastrophique qu’un effondrement de l’Afghanistan pourrait avoir sur l’Asie centrale - « un Afghanistan déstabilisé, source de terrorisme international et principal producteur mondial de drogue, constitue une menace pour la stabilité régionale et la sécurité européenne29 » -, le ministre des affaires étrangères du Kazakhstan, a délibérément placé les problèmes d’aide et de réhabilitation de ce pays au centre des préoccupations de sa présidence. Il a, à cet effet, annoncé la signature, avec les autorités afghanes, d’un accord quinquennal qui porte sur un programme de formation, dans les universités kazakhes, de plus d’un millier de civils afghans - essentiellement des ingénieurs agricoles, des médecins et des techniciens du bâtiment - et est estimé à plus de 10 millions de dollars par an.

De tous les pays centrasiatiques, le Kazakhstan est le seul à participer effectivement à la reconstruction de l’Afghanistan. Pour l’année fiscale 2007-2008, il a accordé plus de 3 millions de dollars pour des projets sociaux et d’infrastructures, l’assistance humanitaire et l’entraînement des garde-frontières et des forces de sécurité afghanes. Pour la période 2009 - 2011, il s’est engagé à consacrer 5 millions de dollars à l’amélioration de l'approvisionnement en eau et des infrastructures pour l’acheminement des céréales ou d’autres biens.

c) La dimension humaine

Kanat Saubadaïev a annoncé son intention d’organiser deux réunions supplémentaires de l’OSCE en 2010. La première traitera de la promotion de l'équilibre entre les hommes et les femmes et de l’accroissement de la participation des femmes dans les vies politique et publique. La seconde sera dédiée à la lutte contre la traite des enfants. Il compte également, en coopération avec le BIDDH, mettre sur pied un certain nombre de projets. En particulier, l’organisation d’une conférence pour le 20ème anniversaire de la signature du document de Copenhague30, document fondateur publié à l’issue de la conférence sur la dimension humaine de la CSCE31.

4. Conclusion

Ce n’est qu’en décembre 2010, à l’aune des avancées et des résultats obtenus, que l’on pourra porter un jugement sur la présidence kazakhe qui vient de débuter. Pouvant, sans aucun doute, être considérée comme une grande première dans l’histoire de l’OSCE, cette présidence atypique et controversée sera néanmoins placée sous haute surveillance.

De nombreuses organisations de défense des droits de l’homme et de promotion de la démocratie restent dubitatives sur les chances de voir la situation politique kazakhe évoluer favorablement. Comme le note Kenneth Roth, directeur de Human Rights Watch, une ONG new-yorkaise, la principale question qui se pose est de savoir « quelle sera l’attitude des autorités kazakhes en matière de droits de l’homme durant leur présidence à la tête de l’OSCE32 ». Sauront-elles être un leader incontesté et incontestable ou bien ne feront-elles preuve que d’hypocrisie ? Pour Janez Lenarcic, le directeur du BIDDH, « assumer la présidence de l’OSCE est une grande responsabilité et un défi pour chaque état membre, y compris le Kazakhstan33 ». Bien qu’il reconnaisse que le Kazakhstan est une démocratie en gestation, il espère que « le fait de présider au destin d’une organisation qui s’érige en défenseur des droits de l’homme et des libertés fondamentales l’incitera à poursuivre ses propres efforts sur le plan intérieur34 ».

Le 14 septembre dernier, le parti présidentiel, le Nur Otan, proposait que Noursultan Nazarbaïev soit nommé président à vie. Deux ans auparavant la constitution kazakhe avait été modifiée, transformant le quinquennat en septennat et abolissant la limitation qui avait été fixée à deux mandats consécutifs. Si aucune décision n’a encore été prise au sujet de cette proposition, une chose est sûre : le mandat de Noursultan Nazarbaïev à la tête de l’OSCE sera le plus court mandat présidentiel qu’il aura jamais eu à assumer durant sa vie politique.

Ce n’est peut-être pas plus mal car le sentiment qui domine actuellement parmi les observateurs c’est qu’un loup qui entre dans une bergerie devient rarement un agneau et que l’image de l’OSCE pourrait fort bien être durablement ternie.


Par le lieutenant-colonel (e.r) Renaud FRANÇOIS
Chercheur associé à l’ESISC
Le 24 janvier 2010 sur http://www.esisc.eu/
Copyright© ESISC 2010
Article en
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1 http://www.osce.org/documents/odihr/2007/08/25960_en.pdf

2 La Grèce est désignée pour assurer la présidence 2009, à la suite de la Finlande, et la Lituanie succèdera en 2011 au Kazakhstan.

3 http://www.osce.org/documents/mcs/2007/12/28637_fr.pdf

4 Néologisme qui rappelle l’affaire du « Watergate », le scandale qui avait contraint le président américain, Richard Nixon, à la démission, le 9 août 1974. Le Watergate était le nom du complexe hôtelier où cinq agents à la solde de la Maison Blanche avaient été surpris, en juin 1972, en train de s’introduire dans les locaux du comité national du parti démocrate à des fins d’espionnage.

5 http://csis.org/

6 Ce qui est d’autant plus surprenant que la loi kazakhe interdit la double nationalité.

7 Mobil Oil Co., Amoco et Texaco sont les trois firmes pour lesquelles James Giffen a joué le rôle de « facilitateur ». Elles ont été, depuis les faits, respectivement absorbées par Exxon Mobil, BP et Chevron, ce qui leur a évité, jusqu’à maintenant, d’être poursuivies.

8 Ancien numéro deux du Pentagone, sous Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz a défrayé la chronique en raison de différents scandales qui ont émaillé sa courte présidence à la tête de la Banque mondiale. Il est maintenant intervenant extérieur - visiting scholar auprès de l’American Enterprise Institute (AEI) (http://www.aei.org/scholars/scholarID.126,filter.all/scholar.asp), un laboratoire d’idées des néoconservateurs washingtoniens. Dick Cheney, l’ancien vice-président américain, figure sur la liste des anciens élèves de cet Institut (http://www.sourcewatch.org/index.php?title=AEI) tandis que son épouse, Lynne, fait partie des membres distingués - senior fellow (http://www.aei.org/scholars/scholarID.10,filter.all/scholar.asp) auprès de l’American Enterprise Institute (AEI), un laboratoire d’idées des néoconservateurs washingtoniens. Dick Cheney, l’ancien vice-président américain, figure sur la liste des anciens élèves de cet Institut tandis que sa femme, Lynne, fait partie des membres distingués - senior fellow.

9 http://www.usdoj.gov/criminal/fara/links/search.html

10 http://www.eurasia.org/about/trustees.aspx

11 http://www.efcentralasia.org/en/index.php?option=content&task=view&id=46&Itemid=22

12 http://www.fara.gov/docs/4561-Exhibit-AB-20071015-3.pdf

13 http://www.abcnews.go.com/Blotter/story?id=5908348&page=1

14 http://www.silkroadstudies.org/new/docs/Silkroadpapers/0803Daly.PDF

15 http://www.silkroadstudies.org/new/docs/Silkroadpapers/0804Bowyer..pdf

16 http://www.silkroadstudies.org/new/docs/Silkroadpapers/0807Weitz.pdf

17 http://www.dlapiper.com/global/about/overview/

18 http://www.fara.gov/docs/3712-Exhibit-AB-20010718-GRDU8602.pdf

19 http://csis.org/about-us

20 http://csis.org/program/us-kazakhstan-osce-task-force

21 http://www.ind-dc.org/mission.html

22 http://www.eurasianet.org/departments/insight/articles/eav121009a..shtml

23 http://csis.org/files/publication/091202_Bugasjski_Kazakhstan_Web..pdf

24 Ibid.

25 http://www.eurasianet.org/departments/insight/articles/eav121009a..shtml

26 Cf. http://www.esisc.org/documents/pdf/fr/kazakhstan-un-tsar-est-ne-413.pdf

27 Astana participe au Conseil du partenariat Euro atlantique de l’OTAN (NATO Euro-Atlantic Partnership Council) et est partie prenante du Partenariat pour la Paix (Partenariat for Peace). Le Kazakhstan est également le seul état centrasiatique à avoir entamé, en 2006, des négociations pour un plan d’action individuel de partenariat (Partnership Action Plan - IPAP) de l’OTAN. En juin 2004, le sommet de l’OTAN consacrait l’importance croissante de l’Asie centrale en désignant la région comme une zone d’attention particulière et en détachant, à Astana, un officier de liaison pour la mise en place des programmes d’aide pour la modernisation des structures militaires nationales et en créant le poste de représentant spécial du secrétaire général de l’OTAN pour le Caucase et l’Asie centrale.

28 http://www.osce.org/documents/cio/2009/12/41764_en.pdf

29 http://www.eurasiantransition.org/files/2a3af57f0ba7ad8128c911aa763b0610-249.php

30 http://www.osce.org/documents/odihr/1990/06/13992_en.pdf

31 La Conférence pour la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) a donné naissance à l’OSCE en 1995.

32 http://www.eurasianet.org/departments/insightb/articles/eav062409a.shtml

33 Ibid.

34 Ibid.

vendredi 23 octobre 2009

Mer Caspienne : Le casse-tête du partage

Depuis 1991, le bassin de la mer Caspienne est considéré comme l'une des plus importantes réserves énergétiques dont l'exploitation devrait connaître un développement important. D'après l'Agence américaine de l'énergie, le sous-sol de cette immense mer fermée de 374 000 km² et celui de ses abords immédiats renfermeraient environ 250 milliards de barils de pétrole de réserves prouvées et quelque 200 autres milliards de réserves supposées. Cette même agence américaine estime les réserves de gaz naturel à environ de 9,2 billions de m3. Sur une base moyenne de 50 euros le baril de pétrole et de 200 euros les 1000 m3 de gaz, l'évaluation chiffrée des réserves prouvées atteint à la somme colossale de 4 billions d'euros. De telles ressources placent, bien évidemment, la région au cœur d'une féroce compétition. Celle-ci, un temps initialement circonscrite à la Russie et aux États-Unis, est maintenant ouverte à de nombreux autres acteurs comme la Chine, la Corée du sud, l'Inde, le Japon et l'Union européenne. Le casse-tête juridique du partage de cette mer handicape sérieusement son exploitation et, par voie de conséquence, le développement économique de la région. L'absence de traité sur le statut de la mer Caspienne a, par exemple, bloqué de nombreux projets occidentaux dont celui du gazoduc transcaspien (d'un montant de près de 4 milliards d'euros pour une capacité annuelle envisagée de 30 milliards de m3) entre le Turkménistan et l'Azerbaïdjan et ralentit sérieusement le projet européen du « Nabucco »1.

A. Le partage de la mer Caspienne

1. Un enjeu juridique …

L'évolution des différentes positions des pays riverains sur le partage de la Caspienne au cours des dix dernières années souligne la nécessité de définir son statut international car, bien qu'à ce jour aucun accord n'ait été conclu entre les cinq pays riverains - Russie, Iran, Azerbaïdjan, Kazakhstan et Turkménistan -, son exploitation est déjà bien entamée. Les compagnies pétrolières y ont un intérêt évident. L'existence d'un régime juridique est indispensable au développement des ressources pétrolières et gazières de la Caspienne, pour l'acheminement des hydrocarbures par voie de surface ou la construction de gazoducs et oléoducs sous-marins.

Par ailleurs, de nombreux et importants gisements situés dans des zones contestées par plusieurs pays riverains comme celui d'Alov revendiqués par l'Azerbaïdjan, l'Iran et le Turkménistan, ou ceux de Chirag et Kiapaz, par l'Azerbaïdjan et le Turkménistan, constituent une source potentielle de conflits.

Jusqu'en 1991, date de l'écroulement du bloc soviétique, l'exploitation de la mer Caspienne ne soulevait aucun problème. La base juridique du statut de la mer Caspienne était définie par le traité soviéto-iranien de 1921 qui autorisait les Iraniens à posséder leur propre flotte et à naviguer sous leur pavillon, et faisait de la Caspienne une mer exploitée en commun et à égalité par les deux États riverains. Le traité soviéto-iranien de 1940 confirmait cet accord en définissant la Caspienne comme étant « une mer soviétique et iranienne ». L'éclatement de l'URSS avec l'apparition de trois nouveaux États riverains - l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Turkménistan -, a bouleversé la donne dans cette région.

2. Mer ou lac ?

Le statut juridique de la Caspienne est un sérieux sujet de discorde entre les pays riverains et la distinction entre lac et mer entraîne des conséquences diamétralement opposées. En effet, en droit international, l'utilisation des ressources d'un lac ne peut se décider qu'à l'unanimité des pays riverains, alors que, dans le cas d'une mer, chaque État riverain se voit attribuer des zones dont il est libre d'exploiter les ressources à sa convenance.

De plus, s'il s'agit d'un lac, les richesses « offshore » sont réparties en cinq parts égales alors que, dans le cas d'une mer, les eaux territoriales ne dépassent pas 12 miles nautiques soit environ 22 km. La Caspienne constitue donc une source de conflits entre, d'une part, la Russie, l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan, qui souhaitent lui octroyer un statut de mer afin de pouvoir librement exploiter ses ressources et, d'autre part, l'Iran et le Turkménistan qui revendiquent le régime juridique d'un lac dans le but de partager en parts égales et à l'unanimité ses ressources.

Depuis 1991, les pays concernés militent, chacun en ce qui le concerne, pour le statut correspondant le mieux à leurs intérêts du moment qui évoluent avec la découverte et la localisation de nouveaux gisements.

a. Une position russe géométriquement variable

La Russie a longtemps défendu l'option « lac ». Pour Moscou, la mer Caspienne, n'étant pas reliée naturellement à l'océan mondial, constitue un lac. Les normes du droit maritime international traitant en particulier de « mer territoriale », de « zone économique exclusive » et de « plateau continental » ne lui sont donc pas applicables2. Moscou étayait également son argumentation sur l'existence des traités antérieurs à 1991 pour défendre le principe d'une exploitation commune de la Caspienne.

La Russie se référait aussi à la déclaration d'Almaty du 21 décembre 1991, acte fondateur de la CEI, par laquelle « les pays membres de la CEI garantissent le respect des engagements internationaux pris par l'ex-URSS3 » pour invoquer le respect du statut hérité des accords soviéto-iraniens jusqu'à ce qu'un nouvel accord soit signé par les cinq parties concernées ou qu'un régime de coopération soit instauré.

La Russie proposait en conséquence la création d'un condominium instaurant l'exploitation égale et commune de toutes les ressources de la Caspienne.

Cette proposition était relayée par l'Iran qui, avec 1146 km de côtes, possède ainsi que l'Azerbaïdjan avec 825 km, une moindre longueur de côtes que les autres États riverains4. Cependant, Azerbaïdjan et Iran, de leur côté, plaident pour une zone d'eaux territoriales de 45 miles pour chacun des États riverains, soit beaucoup plus que les 12 miles prévus par le droit international quand il s'agit d'une mer.

Depuis la découverte de nouvelles réserves d'hydrocarbures au large des côtes russes, la position de Moscou a sensiblement évolué en faveur de l'option mer. Le 6 juillet 1998, les autorités russes signent un accord bilatéral avec le Kazakhstan, puis le 9 janvier 2001 avec l'Azerbaïdjan sur une division de la Caspienne selon une ligne médiane. En 2002, elles signent deux autres accords avec ces pays sur l'exploitation de plusieurs champs offshore mitoyens.

Par ces textes, la Russie avalise la partition de facto des réserves de la Caspienne et s'aligne donc maintenant sur la position du Kazakhstan et de l'Azerbaïdjan. Le 14 mai 2003, elle pérennise sa position en signant un accord tripartite avec ces deux pays sur le partage des richesses du nord de la Caspienne en fonction de la longueur des côtes respectives, ce qui donne une part de 18 % à l'Azerbaïdjan, 19 % à la Russie et 27 % au Kazakhstan. L'Iran et le Turkménistan s'opposent à cette partition de fait et contestent à l'Azerbaïdjan ses droits sur plusieurs zones offshore.

b. Azerbaïdjan, Kazakhstan

Ces deux nouveaux riverains défendent la thèse selon laquelle la Caspienne est une mer fermée à laquelle s'applique le droit international de la mer réglementé par la Convention des Nations unies de 19825 et revendiquent, comme étant les leurs, les fonds de la Caspienne tels qu'ils avaient été délimités en 1970 par le ministère soviétique du Pétrole, donnant au découpage le nom de « division de principe ».

c. L'Iran

Pour l'Iran, le régime juridique est bien celui d'un lac, précisé par les traités de 1921 et 1940. Le contentieux frontalier porte notamment sur le champ d'Alov dont les droits d'exploitation ont été concédés en août 1998 par l'Azerbaïdjan à un consortium international dirigé par BP. En juillet 2001, Téhéran fait arraisonner, par un navire de guerre, deux bateaux d'exploration pétrolière de ce consortium, estimant qu'ils se trouvaient dans ses eaux territoriales, cet incident ayant pour conséquence de suspendre sine die les prospections engagées par la compagnie britannique.

d. Le Turkménistan

Nouvel État riverain de la Caspienne comme l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan, il mène depuis 1991 une politique autonome et a une position moins tranchée. Il s'est d'abord aligné sur le point de vue des nouveaux États indépendants, pour finir par s'accorder avec l'Iran et la Russie, le 12 novembre 1996, sur une proposition de statut reconnaissant aux pays riverains une zone d'eaux territoriales de 45 miles où chacun disposerait de droits exclusifs sur les hydrocarbures, le reste de la Caspienne étant territoire commun.

A l'instar de l'Iran, le Turkménistan conteste à l'Azerbaïdjan ses zones de prospection offshore, notamment les exploitations gazières autour du champ de Chirag.

Aujourd'hui, avec le ralliement de la Russie à la position du Kazakhstan et de l'Azerbaïdjan, l'Iran et le Turkménistan sont en minorité pour défendre la partition de la Caspienne en parts égales.

L'autre sujet de discorde entre les pays riverains réside dans la réglementation à adopter pour le passage des oléoducs au fond de la mer. Ainsi, la Russie s'accorde, depuis mai 2003, avec l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan sur un partage de la Caspienne selon une ligne médiane; cependant, elle soutient que l'accord de l'ensemble des cinq pays est indispensable pour le passage des oléoducs sous-marins alors que l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Turkménistan estiment que l'accord du seul pays traversé par les tubes est nécessaire. La conséquence de ces divergences est que les pays riverains continuent à développer dangereusement leur flotte de guerre.

B. Des discussions sans fin

Dix-huit ans après la chute de l'empire soviétique, aucun traité sur le statut de la Mer Caspienne n'a été signé entre les cinq pays riverains. Ce vide juridique constitue le principal obstacle au plein développement des immenses ressources hydrocarbonées que renferme le sous-sol du bassin caspien.

Après deux décennies de propositions, de contre-propositions, de demandes, de surenchères et de discussions de marchands de tapis, la 25ème rencontre du groupe de travail des États riverains de la Caspienne, qui s'est tenue à Moscou le 14 avril dernier, semblait avoir ouvert la voie à une solution.

Les débats ont été largement dominés par Mehdi Safari, vice-ministre des Affaires étrangères iranien, et son homologue russe, Alexeï Borodavkine. Rappelant l'importance que ce sujet a aux yeux des chefs d'État des pays riverains, Mehdi Safari a plaidé en faveur d'une accélération des discussions afin de parvenir rapidement à un accord ouvrant la voie à une meilleure et plus grande coopération entre tous les pays riverains du bassin caspien.

De son côté, Alexandre Golovine, ambassadeur itinérant russe, se montrait optimiste en estimant que l'accord était en très bonne voie. L'optimisme d'Alexandre Golovine dissimulait mal cependant les problèmes encore en suspens - le partage des fonds sous-marins et la délimitation des eaux de surface -, problèmes qui sont à l'origine du blocage du dossier depuis 1991.

D'un côté, l'Iran estime que la mer Caspienne devrait être équitablement partagée (fonds et eaux de surface) entre les cinq pays riverains ; chaque pays se verrait ainsi attribuer 20%. De l'autre, la Russie défend la position d'un partage basé sur la longueur des littoraux respectifs. Avec ce calcul, l'Iran ne recevrait plus qu'entre 12 et 14% des eaux et des fonds de la mer Caspienne.

Sous la férule de son fantasque leader, feu Saparmourad Niazov, le Turkménistan n'a cessé, au gré des humeurs du « Turkmenbachi », d'osciller entre positions russe et iranienne. Les résultats des audits internationaux chargés d'estimer les réserves énergétiques du Turkménistan ayant propulsé ce pays au 2ème rang mondial des producteurs de gaz, le président Gurbanguly Berdimuhammedov, successeur du président Niazov mystérieusement décédé fin 2006, vient de rallier la position russe, avec pour conséquence un affaiblissement de la position iranienne.

Bien que rien de concret ni de définitif ne soit sorti de la rencontre de Moscou, il y a certains signes qui indiquent que la position iranienne semble moins figée que par le passé. Derrière une rigueur toute de façade - « il n'y a et n'y aura aucun changement dans la position iranienne6 » - Mehdi Safari explique que les discussions devraient permettre un rapprochement des différentes propositions. Le troisième sommet annuel des États riverains qui se tiendra à Bakou d'ici à la fin de l'année devrait permettre aux observateurs d'y voir un peu plus clair dans ce dossier complexe.

Selon le ministre des affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, les « positions évoluent favorablement et le seul problème en suspens concerne la délimitation des eaux de surface et la répartition des fonds sous-marins de la partie méridionale de la mer Caspienne7 ». En mentionnant ainsi la partie méridionale du bassin caspien, Sergueï Lavrov envoie un signal sans ambiguïté aux Iraniens. Alexandre Golovine rappelle en effet que la Russie, l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan ont approuvé et déjà signé un accord sur la délimitation et le partage de la partie septentrionale du bassin caspien.

Avec un Turkménistan manifestant ouvertement sa volonté de sortir de l'impasse qui paralyse l'exploitation de ses ressources et sur le point de basculer en faveur du camp russe, Moscou isolerait ainsi Téhéran. Les autorités iraniennes, soucieuses elles aussi de pouvoir exploiter leurs ressources, pourraient être rapidement contraintes à réviser leur position et à se dire qu'une certitude immédiate sur les 12 à 14% des ressources de la mer Caspienne est préférable aux hypothétiques 20% qu'elles revendiquent.


C. Le sommet informel du 11 septembre

Les chefs d'État des pays riverains, à l'exception notable de l'Iran qui n'était pas invité, se sont retrouvés le 11 septembre au Kazakhstan, dans la ville portuaire d'Aktau, pour un sommet « informel » pour discuter de la mer Caspienne. Les autorités iraniennes ont immédiatement exprimé leur indignation. Le ministre des Affaires étrangères iranien, Manuchehr Mottaki, estime que « ce sommet viole les accords précédents qui stipulent que toute décision relative à la mer Caspienne doit être prise à l'unanimité des pays riverains8 ».

Pour Federico Bordonaro, analyste associé au groupe italien d'études des risques, Equilibri, « les Iraniens craignent avant tout la reconstitution autour de la Russie d'un bloc des anciennes républiques socialistes soviétiques qui permettrait à cette nouvelle alliance de dicter sa loi sur la Caspienne9 ». Une autre explication possible à la non invitation de l'Iran à ce sommet tient à la position délicate de l'Iran sur la scène internationale.


Conclusion

Empêtré depuis deux décennies dans les méandres de discussions sans fin, le dossier du partage de la mer Caspienne ne semble pas prêt d'être résolu. Et au vu des derniers développements internationaux - Assemblée générale des Nations unies et sommet du G 20 de Pittsburg - il se pourrait qu'il prenne maintenant une toute autre dimension.

En réalité, l'initiative russe du sommet informel du 11 septembre, ressemble à une partie de billard à plusieurs bandes. D'un côté du tapis vert, les États-Unis, soucieux, avec de nombreux pays occidentaux, de mettre un terme à l'aventure nucléaire iranienne. De l'autre, la Russie désireuse de pérenniser le transit par son territoire des flux énergétiques caspiens et centrasiatiques.

Anticipant de quelques jours l'annonce officielle par le président Barack Obama de l'abandon de l'initiative américaine de missiles en Europe de l'Est, le président russe Dimitri Medvedev, en échange de son rapprochement avec les Occidentaux sur le dossier nucléaire iranien, se donne les moyens d'engranger les dividendes de ce nouvel épisode géopolitique.

En rejoignant à pas comptés le camp des pays favorables aux sanctions internationales contre l'Iran, il offre aux États-Unis et à leurs alliés une formidable opportunité sur ce dossier. La Chine, désormais isolée dans son « soutien tacite » à Téhéran, sera plus facile à manœuvrer dans le cadre du Conseil de sécurité de l'ONU.

En tout état de cause, le troisième sommet annuel des chefs d'État des pays riverains de la mer Caspienne, prévu à Bakou pour la fin de l'année risque d'être des plus intéressants, si ce n'est des plus animés.

Par le lieutenant-colonel (e.r) Renaud FRANÇOIS
Chercheur associé à l'ESISC
Le 23 octobre 2009 sur
www.esisc.eu
Copyright© ESISC 2010
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1 Cf. http://www.esisc.org/documents/pdf/fr/turkmenistan-la-revelation-doctobre-421.pdf

2 Assemblée générale des Nations unies, 1994

3 Cette déclaration implique le respect du statut hérité des accords soviéto-iraniens de 1921 et 1940, autrement dit le partage de la mer Caspienne entre la Russie et l'Iran, jusqu'à ce qu'un accord soit signé par les cinq parties concernées ou qu'un régime de coopération soit instauré.

4 Azerbaïdjan; Kazakhstan 2 320 km; Russie 1460 km, Turkménistan 1200 km.

5 http://www.un.org/french/law/los/unclos/closindx.htm

6 http://www.energy-daily.com/reports/Analysis_Caspian_division_inches_forward_999.html

7 Ibid.

8 http://www.rferl.org/content/Caspian_Summit_Opening_In_Kazakhstan_But_Iran_Not_Invited/1819715.html

9 Ibid.